June 14, 2022 by Hugues Aubin et Alexandre Rousselet

Villes Numériques Inclusives

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Fablabs et makers : des catalyseurs à la fois hyperlocaux et cosmopolitiques

1. Les fablabs et les makers : un autre numérique qui redistribue les cartes

Inventé au MIT par l’équipe du professeur Neil Gershenfeld à la fin des années 1990 le terme fablab (FABrication LABoratory) s’est traduit en 2001 par la création d’un premier espace visant à enseigner “comment fabriquer n’importe quoi” en rassemblant des machines à commande numériques et ordinateurs pour concevoir, partager, télécharger et fabriquer concrètement des objets tangibles à partir de leur plans et de modes d’emploi téléchargeables sur internet.

La charte mondiale des fablabs propose alors au niveau planétaire une trame commune laissant ensuite toute liberté aux ateliers locaux pour développer leur modèle avec les personnes physiques et morales qui utilisent, développent le ou les ateliers sur le territoire.

En vingt ans, le réseau mondial des fablabs, cartographié sur fablabs.io, est passé de un atelier à plus de 2000 sur la totalité de la planète. Chacun de ces lieux correspond en général à un espace physique équipé de machines et partagé par ses usagers sur un territoire donné (quartier, ville, espace de vie). La grammaire technique commune repose sur 4 savoirs simples permettant de transmettre un objet au travers de ses plans numériques, si nécessaire de code informatique, et de modes d’emploi de reconstruction.

Logo Fablab Foundation

Trop souvent focalisé sur l’innovation technologique au travers la fascination pour les imprimantes 3D, le regard sur les fablabs obère souvent ce qui fait leur succès au quotidien et leur dimension sociale et locale. En effet, plusieurs attributs font des fablabs des pionniers bien au delà de leur dimension technologique :

  • Les fablabs savent développer ensemble des projets internationaux pour en appliquer des variantes locales.
  • La transdisciplinarité, l’intégration de savoirs anciens et nouveaux (artisanat et code, machines à commandes numérique) y sont la norme.
  • Le portfolio de projets d’un fablabs s’étoffe “au vol” : les fablabs croisent mode programmatique pour de gros projets et mode agile pour tous les projets qui font irruption chaque semaine. Ils sont adaptés à l’incertitude.
  • Les projets sont pour la plupart versés sur des plateformes en ligne sous des licences ouvertes permettant usage commercial ou non, dans le bien commun de l’humanité.
  • Les fablabs articulent le local (les projets des acteurs locaux) et le global (les travaux disponibles à l’autre bout du monde sur internet) de manière naturelle.
  • Les spécificités locales sont ce qui fait l’identité d’un fablab : dans son modèle économique, dans l’outillage à main disponible, dans les projets d’objets réalisés.

Ceci signifie que les fablabs pratiquent chaque jour la circulation d’objets sans déplacer la matière : par le partage de plans dans le bien commun de l’humanité et la relocalisation des ressources humaines et matérielles qui vont opérer ce que l’on appelle “la fabrication distribuée”. La nature non exclusive des productions simplifie, fluidifie et assure une sorte de “libre circulation des solutions” .

Ce potentiel extraordinaire et alternatif pour effondrer la circulation de matière et d’objets dans un monde en crise écologique a donné lieu à des visions nouvelles.

  • La Fab City

Tomas Diez, fondateur du fablab de l’école d’architecture de Barcelone, présente en 2011 la Fab City. L’idée est simple : dans les métropoles qui concentrent la population mondiale, il s’agit de passer du modèle PITO (Product In, Trash Out), où ces territoires sont des pompes à objets de consommation et matériaux, et rejettent à l’extérieur leurs déchets, au modèle DIDO (Data in Data Out, où les données ouvertes, mais aussi les plans d’objets de toute complexité permettent d’apprendre à re-fabriquer localement ce qui doit satisfaire besoins et envies des populations. Ce qui découle de cette vision, c’est un réseau de noeuds territoriaux partageant les solutions sur internet et relocalisant leur production pour effondrer l’impact écologique des flux de matière. Une variante de cette vision, mettant l’accent sur le respect des cultures urbaines locales, est incarnée à l’époque par Sename Koffi (Togo).

  • Les makers :

Les makers sont des communautés anciennes partageant les savoirs, plans d’objets, et espaces physiques pour fabriquer n’importe quoi. Disposant de sa galaxie de magazines (Make aux USA) et d’entreprises fournissant capteurs et machines, cette communauté reprend les fondamentaux des pionniers du logiciel libre et des hackers, et fréquente souvent les ateliers partagés sur son territoire (fablabs, makerspaces et hackerspaces). Les makers ont une particularité : ils disposent à la maison d’outillage permettant de faire “n’importe quel objet”, notamment des imprimantes 3D.

2. La preuve par le faire, pendant la pandémie de coronavirus (2020-2022)

Lors de la pandémie de coronavirus, alors que les chaînes logistiques, et la disponibilité de matériel de prévention et de soin sont effondrés, les espaces du faire et les makers démontrent qu’ils peuvent, en cas de crise ou non, fabriquer et distribuer partout des objets nécessaires pour la sécurité des personnes, la réparation des autres autres objets, voire des prototypes complexes inédits (respirateurs open source). D’une envergure sans précédent cette “mobilisation makers” dans la crise du coronavirus croise des acteurs tels que les couturières (qui font de la fabrication distribuée sur base de plans de masques documentés sur internet et libres de droits), des entreprises (pour qui on redessine des plans d’objets adaptés aux machines locales), des acteurs publics (qui ont ou non facilité accès aux matériaux, commandes publiques, solutins logistiques), des professionnels (soignants, médecins, et fabricants de matériel médical), des makers disposant d’imprimantes 3D et fédérés en collectifs puissants, et des fablabs aguerris à la mutualisation de plans, machines, ressources locales externes.

Le projet Open Source Medical Supplies a recensé dans le monde en 2021 au moins 75 millions d’objets fabriqués dans 86 pays durant la pandémie entièrement sur base de plans open source partagés et réinterprété avec les neurones et atomes de 1 878 groupes locaux rassemblant 72000 “makers”.

En France a été inventé un processus inédit qui a fonctionné pendant l’urgence sanitaire et qui a permis de croiser des acteurs de tous types pour la conception, validation, diffusion de plans et refabrication distribuée de ce qu’on peut qualifier d’OSNIs (Objets de Solidarité Non Identifiés).

Schema Makers Open Santé

La preuve par le faire, d’une envergure sans précédent, est outillée pendant la pandémie par des communs numériques qui ne sont pas de l’open data ni des textes en creative commons, mais des plans d’objets tangibles qui sont passés dans la main de centaines de milliers de personnes.

3. De nouvelles lignes de fuite dans la perspective des transitions

Dans un monde où l’anthropocène consomme 1,7 planète par an, où il faut effondrer les combustibles à effet de serre, où l’on s’affronte autour de ressources matérielles rares, il semble que les acteurs de la transformation des communs numériques en fabrication locale ouvrent des voies nouvelles et complémentaires.

Un nouveau couloir existe entre l’offre d’un marché qui n’adresse que des solvables sur des enjeux parfois vitaux (vaccins, agriculture, accès à l’eau, etc) et celle des états qui reste uniforme en direction des citoyens (par exemple les gestes barrières nécessaires mais identiques pour tous).

Il s’agit de relier des points, des territoires, pour abonder et utiliser avec leurs acteurs (entreprises, acteurs publics, société civile) des viviers de communs numériques “opérants” (pour fabriquer des objets tangibles) “à la manière des fablabs”. Ceci pour répondre à des besoins locaux dans une visée d’intérêt général. Mais au delà de l’ingénierie ceci nécessite des changements culturels forts, pour garantir les fondamentaux et coopérer.

Or en réalité, à l’exception notable de pionniers comme ceux rassemblés dans le réseau fab city, les acteurs publics et privés méconnaissent assez largement les fablabs situés sur leur territoire.

4. Quelle nouvelle matrice pour les transferts des méthodes et de l’ingénierie de ces communs “opérants” ?

Nous avons proposé lors de la rencontre mondiale des fablabs de Montreal en 2021 que chaque organisation s’auto-évalue dans une nouvelle matrice en positionnant des curseurs entre des concepts simples pour connaître sa compatibilité avec les visions basées sur la relocalisation des ressources humaines et matérielles dans ces types de réseaux :

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Compétition Coopération
Exclusivité Bien commun de l’humanité
Elitisme Inclusif
Dirigé par le marché Modèles économiques soutenables
Ingénierie limitée aux fablabs et makers Approche holistique (infusion locale et globale)
Techno-solutionnisme Démocratique et désirable

5. Les étapes suivantes pour passer à l’échelle
  • Croiser fablabs, territoires publics, société civile et entreprises autour de projet glocaux d’intérêt général (par exemple dans les Objectifs de Développement Durables)
  • Hybrider l’usage du numérique maîtrisé par les acteurs avec les “communs opérants”
  • Entraîner les populations, agents publics et salariés à l’usage de ces communs opérants
  • Protéger, soutenir et sécuriser l’écosystème émergent dans l’environnement numérique, et dans le monde réel.

Plusieurs projets issus de la crise du coronavirus explorent ces pistes en croisant territoires et agence publics (ADEME), réseaux de fablabs et entreprises, comme la Forge d’Adaptations Nord-Sud.

Logo Forge Adaptation ForgeCC.org

L’enjeu est maintenant crucial : il s’agit non seulement de transférer des solutions et de les refabriquer localement, mais aussi de mettre les acteurs en capacité de disposer d’alternatives dans un monde qui fait face au dépassement des limites planétaires et dans la certitude de l’incertitude.

Références :